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Textes — Baiser cannibale

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Baiser Cannibale

Frédéric Nakache naît à Rouen en 1972. D’abord soutenu par le collectif d’artistes La Station, il participe à deux de leurs expositions collectives dans leur espace niçois en 1997. La galeriste Evelyne Canus remarque alors son travail. En 1998, elle lui permet de monter sa première exposition personnelle, ainsi qu'une présentation de ses vidéos à la Foire de Bâle – elles seront également diffusées dans une programmation d'artistes français, Young and French, au Musée d'Art Contemporain d'Helsinki, le Kiasma. Depuis, Frédéric Nakache impose sa boulimie créative, participant à plusieurs foires d’art contemporain comme Paris Photo, des festivals vidéos et autres expositions, le tout aussi bien en France qu’à l’étranger.

Dis-moi ce que tu penses de ma vie / De mon adolescence /
Dis-moi ce que tu penses / J’aime aussi l’amour et la violence
Sébastien Tellier, L’Amour et la Violence, Sexuality.

Depuis quelques années – depuis toujours sans doute – Frédéric Nakache questionne son art. Trouver les réponses n’étant pas le propos, sa réflexion a évolué et a suivi son chemin propre. Son œuvre également : « J’ai changé ma manière de travailler, mes techniques de lumière, la manière dont les sujets sont traités, même si les questions sont les mêmes. » La vie, la mort, la chair se croisent et s’évitent sans cesse dans son œuvre à l’instar de cette exposition où l’on retrouve ses modèles habituels. Tel un salvateur retour aux sources, tel une machine à remonter le temps, Baiser Cannibale est un témoignage, aussi sincère que sophistiqué, du travail de Frédéric Nakache. Les crânes – objets fétiches abordés depuis sa toute première série de vanités, en 1996 – s’invitent sur la plupart des images de l’exposition. « Quand j’ai visité la galerie Le 22, je m’y suis senti chez moi. J’ai alors décidé de ramener cette exposition à l’intime, mon rapport à l’art et la construction de mon travail. »

Baiser Cannibale se refuse à la surenchère de propositions. Six photographies, des Polaroïds monochromes ici et là, quelques installations d’objets. De l’épure surgit l’évidence : la maîtrise de la couleur, d’une profondeur presque surnaturelle, la densité des matières et des textures – la chevelure de Strelitzia en offre un exemple fascinant. La recherche conceptuelle et la stratégie fictionnelle du photographe ont rarement été aussi assumées, au même titre son amour démesuré pour la musique. Les œuvres La Collectionneuse et Fantino portent respectivement des noms de morceaux de Charlotte Gainsbourg et Sébastien Tellier. Quant à Baiser Cannibale, qui donne son nom à un cliché impressionnant (une vanité en céramique blanche sculptée tenue entre des jambes gainées de résille), il s’agit d’une chanson de Noir Désir. « Alors que je retouchais mes images, raconte Frédéric Nakache, j’ai beaucoup écouté ce groupe, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. J’ai (re)découvert cet instrumental dont la douceur contrastait avec la violence de son titre. Dans mon travail aussi, on ressent cette ambivalence, ce mélange de sensualité et de froideur. » D’après lui, la photographie est une forme d’agressivité qui s’impose à nous. Sans oublier de nous interroger, la sienne évite de nous bousculer. En témoigne le constructivisme détourné de Fantino : « Des mousses, une sangle, et pas de diagonales, mais tout est décalé, donc l’œil circule. » S’y rajoutent le crâne et l’orchidée tant aimée par l’artiste : « Cette fleur est connue pour parasiter les arbres, tout comme elle parasite ici cette image. » Il y aussi La Collectionneuse, perdue dans ce rapport à la mort et à la séduction. Savamment effleuré par Frédéric Nakache, l’érotisme se tient à une distance troublante. Dans Rébecca, l’idée de mélange domine : coupe afro, peignoir japonisant, crâne mexicain. Un corps-sculpture posé sur un socle. Un objet de chair et de sang caressant une guitare. Et puis il y a Strelitzia, cet oiseau de paradis résolument punk, dont l’innocence est, forcément, insolente, inscrite dans ce passage obligatoire à l’âge adulte. « J’assemble des morceaux du monde matériel, des éléments personnels ainsi que de l’histoire de l’art, écrivait récemment Frédéric Nakache. Avec ces fragments, je construis une narration particulière, qui n’est autre que l’exploration de ma propre expérience de la réalité. » Or, plutôt que de nous attacher à notre quotidien, cet empirisme nous transporte. Les images de Frédéric Nakache ont rarement été aussi hypnotiques que dans Baiser Cannibale, elles se jouent d’une multiplicité de lecture, de la mythologie grecque au grunge de Seattle. Par là, elles nous ouvrent les portes d’un monde que l’on croyait perdu à jamais dans la niaise torpeur de nos souvenirs : l’adolescence.

Sophie Rosemont