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Textes — L’objet et/de la photographie

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Frédéric Nakache : L’objet et/de la photographie

Sans doute la photographie agit-elle, comme le rêve, par condensation. Derrière chaque image s’en cachent d’autres, qui, par ajouts et agglutinations, agencent une mémoire sensible et la colorent de filtres successifs. Chaque signe renvoie alors à un ensemble de tiers qui en représentent alors aussi bien le symbolon que, par métonymie, le dispositif. Aby Warburg s’est bien entendu appuyé sur la constitution de tels systèmes cybernétiques pour imaginer (mettre en images donc) ses Atlas-Mnémosyne. C’est de cette façon que paraît fonctionner la photographie de Frédéric Nakache.

Les éléments disposés sur la surface plane contribuent à laisser surgir des tensions et des batailles autant qu’une continuité possible entre eux : pour Construction 01 par exemple, qui semble inaugurer une nouvelle étape, Nakache invite dans la représentation deux objets caractéristiques des natures mortes vanitaires (une fleur et un crâne) à se lier à une composition inspirée géométrique, dont la chromie à dominante bleue indique toutefois qu’elle n’est qu’une poursuite des formes strictes manipulées par l’avant-garde de l’abstraction : s’il s’agit là d’un nouveau proun, ce n’est que par bricolage, par élaboration ou collaboration fictionnelle, dans une histoire qui ne s’est pas passée et qui trouve ici à se réaliser.

« La description est un acte de construction : elle fait exister le référent (1) » : plus contact que collision, Construction 01 affirme une mise en présence qui n’a rien de fortuit puisqu’elle fait, en soi, œuvre. Constructions et Compositions (desquelles on peut rapprocher les épreuves à part que sont Fantino et Profane, qui en augmentent le champ référentiel de symboles sacrés détournés, ouvrant à un chemin dont elles seraient les deux premières stations), s’étendent même en trois dimensions par un ensemble de sculptures d’assemblage.

Cette mise en scène de la mémoire de l’art, juxtaposant sur un même plan des lieux, des formes, des courants, des idées dont on sait qu’elles se sont davantage employées à se chasser les unes les autres qu’à reconnaître comme commun le lit dont elles naissaient, prend une mesure nouvelle par l’attention que Nakache porte à la stratification de ses photographies - voire à la stratification de la photographie, susceptible de charrier les objets et les genres comme autant de translations plurielles, et montrant tout à la fois : la continuité de l’histoire de l’art comme ses ruptures, la flambeau de la représentation transmis par la peinture à la photographie, la nature technologique et politique, la mode et le documentaire - puisque, si l’on suit Michel Poivert, tout dans la photographie convoque les autres arts, le réel, et l’institution de la photographie comme art même.

Si la photographie de Frédéric Nakache s’affirme comme un entrelacs à plusieurs dimensions, donnant à ses images la puissance démultipliée de toutes les autres images auxquelles immédiatement elles s’associent et qu’elles gardent en latence, et dès lors qu’elles fonctionnent comme des machines, ainsi que Delacroix le disaient des tableaux, elle forge tout autant des objets singuliers. Condensant avec malice et érudition ces deux polarités, Nakache fait sienne, dans le contemporain, la formule bien connue de Jeff Wall qui faisait de la photographie une description-qui-constitue-un-objet.

Du reste, ce qui apparaît comme contemporain dans le travail de Frédéric Nakache, c’est précisément son inactualité, susceptible de rassembler sur le même plan les structures du suprématisme russe et les motifs de la vanité flamande, la symbolique de l’underground dystopique et les standards des corps de poupées. L’image est un théâtre où tous les rôles peuvent coexister. Impossible, dans ses Brutales Curiosa, de décoller les vues de constellations lointaines et les membres humains, de dessouder les contours des pistils d’une orchidée et les poils d’un pubis, les animaux mythiques et les œuvres empruntées : harmonieusement, tout se mélange, selon des collages créant sans cesse de nouvelles réalités fantasmatiques.

La même intuition du collage anime certaines des vidéos de Frédéric Nakache : dans des scènes qui, inévitablement, appellent Hans Bellmer et Charles Ray, de souriants artefacts (un roi de carnaval, un sanglier empaillé, des poupées de plastique) accueillent sans broncher les résultats des manipulations d’une main omnipotente et même, parfois, invisible.
Cette préoccupation s’affirme dans La Caresse (2014) et Échappée (2015), signe de la constance, chez Nakache, d’une interrogation sur l’essence intime des corps : briser les enveloppes peut-il aboutir à briser la vanité leurs cloisonnements ? Prodiguer un soin anatomique, fût-il cruel, à des artefacts peut-il contribuer à leur hybridation, et créer un sas d’indifférenciation entre l’objet et le sujet ? Le doux frottement de la main et du trophée inanimé peut-il conférer à ce dernier un semblant d’âme ? L’indécision d’un personnage de jeu vidéo en fait-elle un sujet en proie au même doute romantique que le Wanderer de Caspar David Friedrich ?

La cosmologie d’Anaxagore, composée d’astres plats et distinguant nettement matière et esprit (2), résout ici sa contradiction avec celle de Philolaos de Crotone, qui n’admettait entre les sphères célestes que des rapports harmoniques appuyés sur l’arithmétique et la géométrie, censés également régir la musique : par une approche transhistorique à la fois précise et charnelle, cultivée et sensible, Frédéric Nakache semble concilier, si ce n’est les contraires, au moins l’extrême diversité d’une production d’image qui déborde le seul champ de la photographie et, en même temps, peut y trouver comme un terrain à partager.

Jean-Christophe Arcos

1. Jeff Wall, Marques d’indifférence : aspects de la photographie dans et comme art conceptuel, in Ann Goldstein & Anne Rorimer, Reconsidering the object of art, MIT Press, Cambridge (MA), 1995.

2. « Toutes choses étant confondues, l’intelligence survint et les ordonna en les séparant. » Doxographie des fragments d’Anaxagore de Calzomènes, Philosophum. 8 (Vors. 384. 25-385, 28)